Le Togo, du visible à l'invisible : extraits

Alors je chausse mon regard le plus ignorant et pars à sa rencontre.
Et là, déjà, à portée de main, le jardin s’offre, étrangement modulé.
Posée sur le tronc d’un ravanela, « l’arbre du voyageur », la main d’écailles du lézard ; main bleue aux doigts ocrés, agrippée aux sillons de vie, qui fait des trous dans l’écorce du monde ; bête accrochée aux crevasses, ventre ondulant contre le ventre de l’arbre. Au bout des doigts maigres s’effile la fibre sèche et se ronge la chair, oui, le monde a faim.

A quelques pas, devant les billots de bois, assis sur le dos d’un éléphant ou sur les larges accoudoirs en corps de lion d’un fauteuil, les sculpteurs tapent et tailladent tout en sifflotant pour se donner du cœur à l’ouvrage ; leur peau sombre et luisante se recouvre d’écailles blanches, toutes ces petites écailles qui leur tombent dessus et qui viennent d’un occident en maladie d’exotisme.
Pourtant, si l’on écoute bien, autour d’eux, parce qu’au cœur de chacun de leur geste, bruissent mille échos : le barrissement du reste du troupeau, les conversations animées des femmes avec leurs grappes d’enfants, le murmure des forêts, l’égouttement épais de la sève sur la terre.

Une piste de sable parmi les autres, réseau de ruelles qui quadrille le village de Baguida ; boutiques, étals, vendeurs ambulants, la pluie crépite sur les toits de tôle rouillée et ravine la terre battue ; mais là, soudain, le paysage change : une vraie bâtisse en dur vous propose un embarquement immédiat, pour un voyage sur mer ou dans les airs. Coque océane pour le paquebot, cabines pour six personnes, mer peu agitée ; si vous préférez les airs, vous voyagerez sur la compagnie Air Hawks, petit avion sécurisé, le ciel est clair, aucune turbulence à l’horizon. Peu de passagers, à chacun son espace de rêve ; vous montez par un vrai escalier, vous fermez la porte, vous vous installez sur la couchette (même l’avion a des couchettes), puis vous fermez les yeux. Et c’est là, sous les paupières, que le voyage commence.

J’ai admiré un château de terre ocre, en forme d’aiguille rocheuse, raviné de haut en bas par d’étroites et hautes meurtrières derrière lesquelles des soldats font le guet. A l’intérieur, une multitude de loges reliées par des galeries où vit un peuple gouverné par une reine et son auguste époux, qui ont droit de vie et de mort sur leurs sujets ; nous sommes là en plein Moyen-Âge, ouvriers et soldats susnommés s’affairent le jour et la nuit durant au confort et à la sécurité du couple royal et de sa progéniture. L’édifice et la royauté instaurée font corps, on les dirait indestructibles.
Et pourtant ; il suffit parfois d’un coup de pied d’enfant, ou de l’acharnement d’adultes en quête de provende pour leurs nouveaux poulets pour que tout se disloque, que tout vole en éclats, laissant à nu des milliers de petits êtres aveuglés par la lumière qui se laissent cueillir comme des papillons sans ailes. Un royaume éventré. Un peuple à la merci des hommes.

L’homme-palmier, avec ses tresses végétales qui lui tombent sur le visage, l’homme-fétiche avec son gros nez en tête d’ail à la tige noircie par les embruns qui viennent de l’océan, et ce sourire en demi-lune ouvert sur un pansement d’élastique blanc comme un rictus, les yeux à demi clos sous des paupières d’écorces, à la façon d’un grand dromadaire. Le rasta magicien, en haut de son tronc annelé, comme un demi-dieu ou un demi-diable, qui veille sur l’horizon toujours improbable.

Poterie sur pied sculpté, ombre portée, ombre-poupée aux bras levés qui se projette sur le mur ; rectangle noir, porte en négatif, ouverte sur le silence des obscurs, épaisseur de glaise modelée, pétrie de soleil. Lieu de vie de terre et de bois, d’une pureté monochrome, qui tranche avec les couleurs feuilles et ciel. Espace lissé par le silence et les formes, bel ouvrage en offrande à la simple équation des existences qui vivent comme arbres renversés, racines dans le ciel et têtes dans la terre.

Soleils d’aurores et de couchants, forgés sur l’horizon, vers eux nous grimpons le long des parois du ciel pour toucher quelques flammes, du bout des doigts, du bout des songes ; rêve d’ascension, de verticalité, mais rêve aussi de descente vers les forges souterraines où quelque dieu expert nous prépare peut-être d’autres univers…

A l’ombre des frangipaniers en fleurs, les tombes égrènent le silence ; le vieux cimetière parsemé de taches de soleil se recouvre peu à peu des fleurs blanches au cœur d’or ; une croix se penche, de soif ou d’ivresse, ou peut-être d’oubli. Un monde pâle au parfum suave, la prière se fait soupir.

L’enfant de sa main gauche triture doucement les effilochures du vêtement sans trop de couleur ni de forme qui couvre ses hanches et ses cuisses fines, blanchies de terre et de soleil. Oui, ici, le soleil blanchit ; parce que pour vivre on se frotte à la terre, à cette poudre de squelette d’un monde sans eau.

Monstre forgé, aux vertèbres de fer, à la tête recouverte d’écailles ocres et bleues, corrodé par le sel de la mer, il est né de la terre profonde et du feu. Puissance devenue pierreuse, animal à sang froid, substance séculaire, il garde les sables et l’océan, tel Cerbère gardait l’Enfer.

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